Il y a du cinéma qu’on ne voit que très rarement, et celui d’Apichatpong Weerasethakul en est incontestablement une illustration . Souvent encensé par la critique (palme d’or à Cannes en 2010 avec Oncle Boonmee) mais peu suivi par le public, le réalisateur thaïlandais est avant tout un explorateur de deux univers extrêmes de notre réel, le rêve et la mémoire, dont il sonde, film après film, la porosité des frontières . C’est dire qu’il nous emmène volontiers à la lisière du surnaturel, du fantastique, voire du spirituel, en cherchant plus à percevoir qu’à comprendre et expliquer. Il fait de son cinéma une expérience sensorielle sans réelle limite, et avec Memoria, son 6e long métrage, il poursuit cette même démarche, mais pour la première fois hors de Thaïlande, en Colombie.
Au début, il y a une esquisse de fiction. Jessica, botaniste spécialiste des orchidées, est obsédée par un bruit répétitif qui résonne dans sa tête et qu’elle semble seule à entendre, une sorte d’explosion ou de « big bang ». Elle va chercher à l’identifier avec l’aide d’un ingénieur du son, au cours d’une séquence originale où la dimension sensorielle est déjà essentielle, puis va errer au hasard des rencontres, toujours guidée par ce bruit, dans Bogota puis dans la jungle, dans le temps autant que dans l’espace. Il n’y a plus alors qu’à suivre Jessica, telle une antenne ambulante, en quête d’information autant que de partage…et de s’identifier à elle.
Dans Memoria, l’image est l’espace, le son est le temps, faisant de cette œuvre une expérience cinématographique originale, entre hypnose et transe, demandant  juste au spectateur de se laisser porter et d’ouvrir ses chakras. Apichatpong Weerasekhul laisse à chacun, d’une certaine manière, la possibilité de faire son propre film, opportunité rare. Il faut être devant l’écran comme devant une peinture, se laisser imprégner, et on y entre…ou pas.

Sources : Critikat, Critique film, Télérama 27 novembre 2021.