Après le magnifique Winter Sleep, palme d’or à Cannes en 2014, Nuri Bilge Ceylan nous offre avec ce nouveau film une fresque familiale intimiste d’une ampleur presque anachronique en un temps où il faut être bref et où l’esquisse tient lieu de psychologie. Le cinéaste turc, lui, mise sur la durée, ce qui lui permet de saisir, comme dans les romans d’apprentissage de jadis, ceux de Tolstoï ou de Stendhal, le destin fluctuant et l’évolution progressive des personnages en but à eux-mêmes, à la vie qu’ils mènent, et à celle que la société leur impose.
Sinan, qui a terminé ses études, revient dans son village natal du détroit des Dardanelles. Il rend visite aux gens et aux paysages de son enfance, tous ces éléments qui constituent son passé et le tissu social de la Turquie profonde. Rencontres et retrouvailles diverses feront ressurgir les expériences et les blessures non refer- mées de l’enfance et de l’adolescence. Ainsi ce fils prodigue, fêté par sa famille, peine-t-il à rétablir le contact avec son père, lequel s’obstine à creuser un puits, dans une terre sans eau.
Loin du modèle paternel, il ambitionne de devenir écrivain, mais personne ne s’intéresse à ses émois devant la culture populaire qu’il défend ou à la beauté du Poirier sauvage – titre du livre qu’il rêve de publier. Il doit se résoudre, comme des milliers de jeunes diplômés, à passer un concours pour enseigner, sans doute dans une région désertique à l’Est de la Turquie ou pire, à s’engager dans l’armée…
La caméra de Ceylan, sans jamais porter de jugement, capte tant la réalité des discussions que les émotions lisibles sur les visages. Le Poirier Sauvage est un film qui incite à la réflexion et à la poésie. La Passacaille en do mineur de J.S. Bach scande à l’écran l’élégie de nos illusions perdues…

Sources : Le Monde, Le Canard Enchaîné 8 août 2018. Utopia, Positif août 2018